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L'éducation à l'épreuve de la crise des valeurs

Ecrit par: papaabdou
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INTRODUCTION

            Il convient, d’emblée, d’admettre, avec Aristote, que l’homme est un « animal social » dans la mesure où son développement et son épanouissement sont difficilement concevables en dehors de l’espace d’une société bien organisée. Or la société humaine ne saurait être un simple agrégat d’individus ; elle doit reposer sur des normes, des lois et des règles dont l’observation stricte assure la survie de la communauté et disposer d’institutions fiables et d’organes assez forts pour les faire respecter rigoureusement que ceux-ci soient, selon les expressions de Louis Althusser, des appareils idéologies d’Etat comme l’école ou des appareils répressif d’Etat comme la police, la gendarmerie et l’armée. Bien plus, la fonction la plus fondamentale des sociétés – celle à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées – est, comme le reconnait Emile Durkheim, la création d’un idéal[1].

Pour tendre progressivement vers cet idéal (qui peut être un idéal de société, de vie, etc.), les sociétés ont besoin, en plus de la contrainte des lois et des normes, de la communication et de la communion des consciences ainsi que des valeurs qui peuvent en découler directement. Pour un être humain digne de ce nom, les valeurs qui, aux yeux de Célestin Bouglé, « constitue la meilleure raison d'être d'une société »[2], ne sont pas moins contraignantes que les règles ; toujours est-il que la coercition dont il s’agit avec les règles, étant souvent extériorisée, est, dans le champ des valeurs, intériorisée et muée en obligation de sorte que la personne, dans sa singularité et sa solitude la plus affreuse, constitue sa propre police et s’interdit tout ce que sa conscience rejette.

Donc, les valeurs sont d’autant plus importantes pour la société et la socialisation des individus que leur connaissance et leur acceptation doivent constituer la finalité de toute bonne éducation. Voilà pourquoi ce que nous appelons aujourd’hui crise ou effritement des valeurs pose un grand défi à l’éducation. D’ailleurs, c’est pour prendre convenablement en charge un tel défi que nous avons intitulé le thème de cette conférence : L’éducation à l’épreuve de la crise des valeurs. Conformément à cette orientation nous allons déterminer, d’une part, le véritable sens des valeurs ainsi que leurs différents types et, de l’autre,  les symptômes de cette crise et les défis qu’elle pose à l’éducation dans ce monde moderne mondialisé marqué par l’ouverture.

I – DEFINITIONS

            Il est d’autant moins aisé de définir la valeur qu’elle constitue un concept polysémique dans la mesure où elle renvoie à une pluralité de perspectives et à divers domaines. Tout se passe, dans ces conditions, comme si chacun s’en emparait pour lui donner une acception particulière. Mais la valeur dont il est question dans l’expression crise des valeurs nous renvoie davantage à la morale. Celle-ci est, dans cette perspective, entendue en son sens large qui voudrait qu’elle soit une somme de valeurs normatives au service de l’organisation de la société et / ou de la réalisation d’un idéal. Ayant en vue ce caractère moral de la valeur, Kluckhohn lui donne cette définition :  

« c'est une conception, explicite ou implicite, distinctive d'un individu ou caractéristique d'un groupe, une conception de ce qui est désirable et influence le choix des modes, moyens, et fins disponibles de l'action »[3].

 

Une telle définition est d’autant plus recevable qu’elle nécessite un certain nombre de remarques :

·        D’abord, la valeur n’a pas toujours des prétentions universalistes ; elle peut être personnelle ou collective et, par conséquent, désigner celle d’une personne, d’un clan, d’une tribu, de l’humanité, etc.

·        Ensuite, elle renvoie au devoir être et à l’idéal et permet aux hommes de toujours tendre davantage vers la perfection.  

·        Enfin, elle doit avoir une haute portée pratique et être décisive et déterminante dans la conduite des individus.

II - LES SYMPTOMES DE LA CRISE

La crise des valeurs est d’autant plus avérée au Sénégal que Serigne Mor Mbaye, psychologue clinicien, préconisait, pour lui trouver une solution, ce qu’il appelait « ndeup national ». L’indice de la crise est clairement formulé par Célestin Bouglé dans son ouvrage Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs. En effet, convoquant l’autorité de Karl Marx pour qui les prolétaires sont injustement réduits en « appendices de la machine »[4], il consigne clairement : « On a l'impression que la Matière envahit la Société, et tend à lui ravir un certain nombre de ses parties constituantes. »[5]

Un tel constat formulé depuis presque un siècle se vérifie davantage dans le monde d’aujourd’hui où le libéralisme économique, le capitalisme et l’individualisme sont érigés en dogmes. Bien avant, Friedrich Nietzsche (1844-1900) nous avait donné, dans un langage qui lui est propre, ce même enseignement lorsqu’il avait soutenu, dans son œuvre Aurore, l’idée selon laquelle « ce que l’on faisait autrefois pour l’amour de Dieu, on le fait maintenant pour l’amour de l’argent ». Explicitant ce passage, François Meyronnis a raison d’affirmer dans son article « Nietzsche et le culte de l’argent » :

« La monnaie devient divinité païenne, la divinité des divinités. Plus puissante que Jéhovah, Zeus, Dieu et Allah, elle permet de fonder ici et maintenant la religion des gens sans foi ni loi. »[6]

Dès lors, la valeur-argent apparait comme la valeur suprême et conditionne, du même coup, toutes les autres ; la conscience[7] humaine est toujours davantage sapée. En ce sens, la plupart des hommes n’ont ni une conscience morale – cette voix intérieure qui préconise de faire le bien et d’éviter le mal –, ni une conscience professionnelle qui voudrait que ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait. Donc la crise des valeurs est d’abord et avant tout une crise des consciences ; elle est d’autant plus généralisée que dans tous les domaines règnent des antivaleurs. Ainsi, la maladie est considérée comme la santé ; la bassesse se prend pour la noblesse et l’esclavage passe pour la libération.

   Une telle situation peut être diversement illustrée. Sur le plan politique, le profil du politicien véreux et hypocrite qui fait du mensonge une arme de bataille contraste convenablement avec l’attitude des citoyens qui, étant désengagés, ne se soucient plus de leurs droits et de leurs devoirs et sont prompts à accepter d’être corrompus.

Dans le domaine religieux, la plupart des guides ont lamentablement sacrifiés leurs religions et leurs spiritualités sur l’autel de la politique. D’ailleurs, ils sont aidés, dans cette entreprise, par des adeptes qui les côtoient moins pour consolider leurs croyances que pour trouver des protecteurs capables de les couvrir en cas de malversations.

Le milieu professionnel – particulièrement le show-biz – est également miné par cette crise. Le travail n’est guère perçu comme une activité moralisante. Le travailleur devient un égoïste, un fin calculateur qui ne voit que ses intérêts personnels et n’exclut aucun moyens pour les satisfaire.

            La crise des valeurs mine également le système éducatif. Elle y engendre une véritable crise de l’autorité. Celle-ci ne doit pas être seulement perçue comme un refus de soumission des enseignés aux enseignants mais aussi et surtout comme une dégradation de l’image de la plupart de ces derniers qui, manquant souvent de pédagogie et de déontologie, ne parviennent pas toujours à gérer correctement leurs relations avec les premiers.

III – EDUQUER AUX VERTUS DES VALEURS

            Il serait injustifié d’indexer  toujours les média – qu’ils soient nationaux ou internationaux – pour déterminer les véritables causes de la crise des valeurs. Certes ils ont une certaine responsabilité dans cette crise mais le nœud du problème se trouve ailleurs. Dans cette perspective, Souleymane Bachir Diagne a raison de formuler, dans son article « L’avenir de la tradition », cette double remarque :

« La première est qu’il ne sert pas à grand chose de déplorer le caractère envahissant, dans la sphère de la culture et des représentations, des valeurs ainsi véhiculées par les média extérieurs. […] La seconde remarque s’interrogera sur la facilité d’un discours de la culture qui “diabolise” systématiquement les média extérieurs pour mieux se reposer sur l’idée selon laquelle il existerait une authenticité  axiologique menacée par les images et les représentations venues d’ailleurs. »[8]

            Dans cette perspective, la question qui mérite d’être posée est clairement formulée par le professeur Diagne en ces termes : qu’est-ce « qui arrive à une société pour qu’elle se construise aussi facilement qu’on le dit de nouvelles identifications investies par des représentations “étrangères” » ?[9] L’un des éléments de réponse que nous pouvons apporter pour prendre convenablement en charge cette interrogation c’est la colonisation culturelle dont sont victimes la plupart des pays du sud ainsi que leur manque d’idéal.

            Donc la solution du problème de fond de la crise des valeurs passe inévitablement par l’éducation. Celle-ci doit être entendue au sens large qui voudrait que l’enseignant – qu’il soit instituteur ou professeur –, le père et la mère de famille, les guides religieux, les chefs coutumiers et les leaders d’opinion soient des éducateurs. L’importance et la nécessité de l’éducation résident dans le fait que, comme le reconnait Emmanuel Kant, elle constitue le biais (le moyen) par lequel l’homme se fait homme. L’éducation permet à l’homme de nier son animalité et, ce faisant, de se socialiser ; elle lui permet de passer de l’être individuel et égoïste  à l’être social, de l’être animal et immoral à l’être moral.

Il y a lieu de distinguer, d’entrée de jeu, l’éducation de l’instruction. L’éducation est active, participative et libératrice tandis que l’instruction est, à bien des égards, passive. L’éducation fait à la fois aimer et connaître alors que l’instruction se limite souvent à une simple acquisition de connaissances sans préoccupation d’application. Or, « faire connaître n'est pas encore faire aimer »[10].

            Les éducateurs, dont la préoccupation principielle est de faire connaitre, aimer et respecter les valeurs, doivent enseigner les vertus des valeurs. Autrement dit, ils doivent faire comprendre la valeur des valeurs dans l’organisation de la société humaine. Mais, il serait injustifié, partant de cette exigence de croire que l’éducation doit être au service de la conservation aveugle des valeurs et de leur transmission automatique de génération en génération. Une valeur, quelle qu’elle soit, doit toujours être évaluée et réévaluée par rapport aux réalités et aux préoccupations de chaque époque.

En ce sens, pour qu’une tradition soit vivante il est nécessaire qu’elle se dépouille des valeurs caduques pour inventer de nouvelles valeurs. Voilà pourquoi Amadou Hampâté BA, en bon pédagogue, écrit :  

« La tradition doit être considérée comme un arbre. Il y a le tronc mais il y a les branches. Et un arbre qui n’a pas de branches ne peut donner d’ombre. C’est pourquoi il faudrait que les traditions élaguent elles-mêmes les branches qui meurent. »[11]

            Donc la critique doit être installée au cœur de la tradition tout autant que l’éducation doit aiguiser notre esprit critique pour nous permettre de faire dialoguer celle-ci et la modernité. Pour ne pas conclure j’ouvre le débat par cette question : ce que l’on nous présente comme crise des valeurs n’est-il pas, à bien des égards, la conséquence de l’échec de ce dialogue ?

 

BIBLIOGRAPHIE

BA, Amadou Hampâté, 2000, Sur les traces d’Amkoullel l’enfant peul, France. Actes sud-Leméac (collection : Babel). Photographies de Philippe Dupuich, coordination et choix des textes par Bernard Magnier. 190 p.

BOUGLE, Célestin, 1922, Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs, Paris : Librairie Armand Colin, 287 p. Edition électronique : Jean-Marie Trembley. Les Classiques des sciences sociales (en ligne).http://classiques.uqac.ca/classiques/bougle_celestin/lecons_socio_valeurs/lecons_socio.pdf (page consulté le 13 août 2009).  

DIAGNE, Souleymane Bachir, 1992, « L’avenir de la tradition », in Momar-Coumba Diop (éd.), Sénégal. Trajectoires d’un État. Edition électronique : CODESRIA. (en ligne). http://www.codesria.org/IMG/pdf/diagnetrajectetat.pdf (page consulté le 13 août 2009). 

KLUCKHOHN, 1962, 395. In SZABO, Denis, GOYER, Francyne & PILOTE, Denis, 1964, « Valeurs morales et délinquance juvénile : résultats d’une enquête pilote ». Un article publié dans la revue L'Année sociologique, 3e série, 1964, pp. 75-110. Paris : Les Presses universitaires de France. 49 p. Edition électronique : Jean-Marie Trembley. Les Classiques des sciences sociales (en ligne). http://classiques.uqac.ca/contemporains/szabo_denis/valeurs_morales_delinquance/valeurs_morales_delinquance.pdf  (page consulté le 13 août 2009). 

MEYRONNIS, François, 2003, « Nietzsche et le culte de l’argent », Le nouvel observateur (en ligne) http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/dossier/052172/nietzsche-et-le-culte-de-l-argent.html(page consultée le 15 avril 2010).  

NIETZSCHE, Friedrich, 2000, Par-delà bien et mal : Prélude à une philosophie de l’avenir. Traduction inédite, introduction, notes et bibliographie par Patrick WOTLING. Paris : Flammarion, 385 p.

 

 

 

 


 

 

[1] Cf. BOUGLE, 1922, 27.

[2] BOUGLE, 1922, 30.

[3] KLUCKHOHN, 1962, 395. In SZABO, GOYER & PILOTE, 1964, 11. 

[4] BOUGLE, 1922, 33.

[5] BOUGLE, 1922, 33.

[6] MEYRONNIS, 2003.

[7] Du latin « cum » (avec, ensemble) et « sciencia » (science, connaissance), la conscience est un état d’esprit dans lequel l’homme pense, sent et agis en toute connaissance de cause.

[8] DIAGNE, 1992, 10-11.

[9] DIAGNE, 1992, 11.

[10] BOUGLE, 1922, 35.

[11] BA, 2000, 133.

A propos de l'auteur

Par Abdoulaye DIENE & Papa Abdou FALL

Abdoulaye DIENE est psychologue conseiller et directeur du Centre Régional d'Orientation Scolaire et Professionnelle de Kaolack (Sénégal)

Papa Abdou FALL est psychologue conseiller et doctorant en philosophie à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Spécialisation : études africaines


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