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Les pathologies de l’être

Ecrit par: Lamotte
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En parlant de l’ « être », je ne l’écris pas avec une majuscule, parce que vous savez que, pour les médiationnistes, il n’existe pas d’ « Etre » en soi. Si la Théorie de la Médiation est bien une théorie de la raison, cette théorie est non philosophique, et c’est pourquoi elle ne peut entretenir que de mauvais rapports avec la tradition des « philosophies de l’Etre ». Vous savez que pour Aristote l’Etre est une substance ( un « hupochéimenon ») soumise aux accidents du devenir, tout en lui restant coextensive : dire « le chien court », c’est dire, en réalité, « le chien » (substance) est courant » (accident). Pour Aristote, mais également ensuite pour Descartes, l’Etre est au centre des choses. C’est ce que l’on a appelé la substance et les accidents, pour reprendre le vocabulaire des scolastiques. Mais ce privilège accordé à l’Etre est parfaitement illusoire, et c’est pourtant lui qui a alimenté la philosophie depuis Aristote jusqu’à Husserl et Heidegger qui ont eu l’immense mérite d’avoir fondé la phénoménologie, c’est-à-dire de rompre avec l’essentialisme pour privilégier l’existence (le dasein, c’est-à-dire notre « être-au-monde »). A vrai dire, l’essence n’a jamais été, depuis notre Renaissance, que la persistance d’une théologie dans une philosophie qui n’a jamais pu, épistémologiquement, émerger à la science.

Mais c’est une tentation permanente de notre culture que de réifier les concepts, en général, et, notamment, ceux qui permettent de prendre une distance par rapport à l’existence : on parle, alors, d’« Etre », de « substance », d’ « essence » etc. Mais d’où cela vient-il ? Des penseurs  grecs, bien sûr, mais ces Grecs eux-mêmes s’exprimaient dans une langue indo-européenne dite « flexionnelle », c’est-à-dire qui possédait une syntaxe. Et ils ont été piégés, comme nous (puisque nous descendons d’eux) par les mots, et quand je dis « les mots », je devrais dire la langue que nous utilisons (qui est à la fois parler et doxa). Certes, nous ne pouvons pas penser sans les mots, mais il convient aussi, comme je vous le dis souvent, de penser contre eux. Entreprise épouvantable ! Par exemple nous avons, nous, ce que nous appelons, syntaxiquement, la fonction « sujet ». Automatiquement, nous parlons, philosophiquement, du Sujet. Prenez le fameux « sujet » cartésien. Descartes a été responsable, lui, non seulement du substantialisme, mais du subjectivisme. Quand il dit : « je pense, donc je suis », à quoi s’intéresse-t-il ? A « je », ce « je » étant une substance (un « hupokéïmenon », comme disait Aristote). Eh bien cela n’a ni queue ni tête parce que c’est de la grammaire, tout simplement (je vais y revenir tout de suite). J’en profite, en passant, pour dénoncer dans le « cogito ergo sum », la définition de l’Etre par la pensée. Vous voyez le spiritualisme, ou plutôt l’angélisme ! C’est affolant. Vous comprenez, toujours en passant, que, vu l’angélisme auquel Descartes condamne l’homme, l’animal ne puisse être, pour lui, qu’une machine bien montée. Autrement dit, c’est tout juste si Descartes ne ramène pas les animaux à des automates, pour pouvoir donner à l’homme le privilège de l’Etre !

Voilà ce que font les philosophes, c’est-à-dire qu’ils font en permanence du mythe, dans la mesure où, comme vous le savez, rhétoriquement, la fonction mythique consiste à plier le monde aux mots que nous avons pour le dire. Et puis comme nous avons, comme chacun sait, un complément dit « d’objet », eh bien l’Objet existe ! Vous voyez d’où vient ce faux couple que nous Occidentaux, avons créé du Sujet et de l’Objet, de la Subjectivité et de l’Objectivité, etc. Mais ce sont des balivernes. Je discutais un jour avec des psys, mâtinés de psychanalyse, et qui déraillaient en chœur sur le Sujet, et je leur ai dit : « Mais comment voulez-vous expliquer cela à un Japonais ou à un Chinois, où il n’y a pas grammaticalement notre « fonction sujet » ? ». Cela dit ce qu’ils disaient n’était pas idiot, sauf qu’ils parlaient du Sujet comme d’un universel et d’un véritable transcendant (il y a, chez les psychanalystes un idéalisme fantastique). Or, vous savez qu’il existe des langes sans syntaxe (au sens où nous, Occidentaux l’entendons), et que l’on appelle les langues « isolantes », dont fait partie, notamment le Chinois. Alors nous disons : « Eh bien oui, mais c’est parce que les Chinois sont des sous-développés ! Ils n’ont qu’à faire un petit effort pour nous ressembler ! ». Bien sûr, puisque nous représentons le parangon de l’humanité ! Et remarquez bien que, du temps où je faisais mes études, on nous présentait, encore, les choses de cette façon : il y avait d’abord les langues « isolantes », puis, en faisant un petit effort, certains peuples accédaient aux langues « agglutinantes », et enfin, au sommet de l’échelle, il y avait les langues « flexionnelles », c’est-à-dire : nous. Je vous assure ! Et si c’était à nous de faire un petit effort pour accéder à la pensée chinoise ! N’étant pas sinologue (hélas !), je vous conseille de lire, sur la question un petit ouvrage qui vient de paraître aux éditions Grasset : « Les transformations silencieuses », écrit par François Jullien, un philosophe sinologue, et de vous attacher, notamment, aux pages qui traitent de l’écart existant entre des langues comme le grec ancien et la langue chinoise. Ces pages sont absolument passionnantes !

Cela dit, si nous voulons sortir de la pensée de l’Etre, pour savoir ce qu’est un homme, toute la difficulté vient de ce que nous avons le verbe « être ». En conséquence, nous avons la fonction « attribut ». Pour reprendre mon exemple : « le chien » (sujet grammatical) « est courant » (attribut) ». D’autre part, qui dit « su-jet », dit « sub-stantif », « sub-stance » et « sub-strat » (c’est-à-dire l’ « hupocheimenon » d’Aristote). Vous voyez notre handicap, et la difficulté que nous avons pour penser les choses autrement ! J’ai parlé du verbe « être », mais, j’allais dire « malheureusement », nous avons aussi le verbe « avoir ». Alors, bien sûr, nous disons : « Ce n’est pas la même chose ». Etre et avoir, encore un faux couple (comme le couple sujet/objet, etc.), faux couple qui alimente, chez nous, des discussions philosophiques à n’en plus finir et qui refont surface, aujourd’hui, en raison de la crise économique. Mais il n’y a pas plus faux problème que celui-là.

Aristote l’avait senti, ou plutôt la langue grecque l’avait senti à travers lui, puisque, en grec ancien le même mot (« ousia ») désigne l’être et les biens. Alors voyez l’astuce d’Aristote : en bon philosophe, il a exploité un fait de sémiologie propre à la langue qu’il parlait, et il est tombé juste (vous voyez que la pensée mythique est bien une pensée). Il s’est dit : « Si c’est le même mot, alors il faut concevoir que l’accès à la personne et l’accès à la propriété sont indissociables ».

Je vous dis tout de suite que si vous admettez que l’être inclut, d’une certaine manière, ses biens (meubles, femmes, chevaux, etc.), du même coup, vous comprenez que, dans le culte des morts, rendu, par exemple dans l’Egypte ancienne, et dans la mesure où ces Egyptiens croyaient à une vie dans l’au-delà, la chambre mortuaire du pharaon ne pouvait être qu’ encombrée d’un bric-à-brac baptisé « mobilier funéraire », expression qui, en réalité, ne veut pas dire grand-chose, sauf si l’on considère que l’être et ses biens ne font qu’un. Et l’on peut en dire autant de la présence, dans la sépulture des Empereurs chinois des effigies en terre cuite de leurs armées. Ou, encore, la présence, dans certaines sépultures celtes, des chevaux du défunt. On parle alors de « sacrifices » rituels. Pas du tout : ce sont ses biens qui accompagnent le mort dans l’au-delà. Prenez encore, en Inde, la tradition qui enjoignait à l’épouse du mort de se jeter sur le brasier qui consumait les cendres de son époux : c’est exactement la même explication (il y a très peu de temps que ce soi-disant « sacrifice », en réalité tout à fait volontaire, a été interdit). Il faut comprendre tout cela, parce que, simplement, c’est humain. Vous voyez, partant, l’enrichissement que représente une théorie de la personne qui ne dissocie plus l’être et ses biens, car elle permet de comprendre une foule de phénomènes de culture auxquels on ne peut rien saisir, si l’on en reste à notre conception étroite de la personne, dans notre Occident moderne, réduite, très souvent, à l’individu organique. Vous me direz peut-être que tout le monde n’a pas tous ces biens. Certes, mais tout le monde a, ne serait-ce que ses lacets de chaussure, un nom, une langue, etc. Vous  avez peut-être une famille, c’est-à-dire un milieu social (des frères, des sœurs, des enfants, etc.), c’est-à-dire un milieu que vous vous êtes créés culturellement en vous absentant de l’espèce. Finalement, tout ceci possède une épaisseur sociale, disons le mot, une certaine stabilité, mais une stabilité toute provisoire, qui n’a rien à voir avec un quelconque Etre intemporel, mais disparaît, culturellement, avec vous.

Eh bien, c’est à cette coïncidence de l’être et de ses biens qu’aboutit le modèle de la personne élaboré par Jean Gagnepain, sur la base, non plus de considérations philosophiques, mais de la clinique expérimentale. Je ne reviendrai pas sur la façon dont nous accédons, à l’esse et au prodesse, comme disaient les Latins, autrement dit à l’ « être » et à « l’être-pour » définitoires, ontologiquement et déontologiquement, de la personne, par l’acculturation de la fonction de reproduction que nous partageons avec l’animal, sous les deux aspects, en réalité inséparables, de notre sexualité et de notre génitalité. Je n’aime pas me citer, mais enfin, j’ai suffisamment abordé le sujet dans mon « Introduction… » à laquelle je vous renvoie, et dans laquelle, sous le titre de « La société sans pères », j’aborde les problèmes des pathologies de l’ « être-pour », autrement dit des troubles de la relation à autrui (la schizophrénie et la paranaoïa). Eh bien, aujourd’hui, je complèterai le tableau en vous parlant des troubles de la relation à l’autre. Notez bien qu’il s’agit là d’un distinguo rendu nécessaire pour des raisons purement didactiques. C’est-à-dire que l’on est, au fond obligé, pour y voir clair (c’est-à-dire pour construire scientifiquement notre objet) de réifier, malgré tout, les concepts, ne fût-ce que le temps d’une brève présentation, l’essentiel étant de ne pas être dupe de cette réification provisoire.

Il faut concevoir qu’émerger à l’esse, qui est principe de l’être, c’est émerger à l’ordre (au sens pascalien) de la propriété. Dire : « je ne suis pas toi » ou : « c’est à moi », c’est dire parfaitement la même chose. Jamais un animal ne dit à son congénère : « je ne suis pas toi », ni jamais, non plus, il ne dit : « c’est à moi ». Je vous renvoie, sur ce point à ce que je vous ai dit , lorsque je vous ai parlé de l’échange linguistique (« De la langue »), du rapport de l’animal à « son » territoire, à « son » terrier ou à « ses » femelles (c’est l’adjectif possessif, ici qui nous trompe). Entendons nous : certes, certains animaux marquent leur territoire, (le compissent, ou tout ce que vous voudrez), c’est-à-dire qu’ils l’occupent. Ils y sont. Et pour un animal, quelle est la limite de son territoire ? Ces limites ne sont pas les mêmes pour un lion ou une abeille, c’est entendu, mais on peut dire que, le plus souvent, « son » territoire, pour un animal, c’est son garde-manger, c’est-à-dire le petit bout de région qui lui permet de vivre. Donc vous voyez que l’occupation n’est pas la possession. L’animal occupe un territoire, c’est-à-dire qu’il l’incorpore, mais on ne peut pas parler de « son » territoire, sans faire du La Fontaine. Mais nous, en tant que citoyen français, nous sommes en France, depuis Irun jusqu’à Strasbourg, parce que, comme on dit, il s’agit du même « pays ». Mais qu’est-ce que ça veut dire, « le pays », sinon précisément l’espace du citoyen, qui n’est pas l’espace du sujet. A ce moment-là, ce n’est plus une affaire d’occupation matérielle, c’est une affaire de frontières purement culturelles, c’est-à-dire, d’espace approprié. De même, l’animal a bien un terrier, si vous voulez, mais ce terrier lui appartient subjectivement (en tant que sujet) : il ne l’a pas au sens de la propriété, puisqu’il ne peut pas l’aliéner. Il ne peut pas le négocier, il ne pourra pas aller chez le  notaire pour dire : « Dites donc, ce logement-là, je vais le refiler à mon petit copain ». Donc il n’en dispose pas ; il n’en a pas la propriété au sens social (et donc humain) du terme : il l’occupe. De même, vous disais-je, s’agissant de ses femelles, on n’a jamais vu un animal pratiquer l’exogamie ni passer devant le maire !

Si, donc, l’opposition de l’être et de l’avoir nourrit, aujourd’hui encore, bien des faux débats philosophiques, c’est que l’on a tout simplement oublié que nos biens - à commencer par notre corps et tout son environnement - font partie de notre personne, c’est-à-dire que les choses aussi, dans la mesure où  nous nous les approprions, émergent à un autre réel, à cet autre mode d’existence qui est celui de la culture. Voilà pourquoi la distinction du public et du privé est une invention de l’homme, invention qui ne fait pas acception de la différence des gens et de leurs biens : l’accession à la propriété, c’est l’instauration de la privatisation, c’est-à-dire le fait de créer une frontière qui fait que l’être inclut d’une certaine manière ce qu’il s’approprie : corps, langue, connaissances, objets, argent, moyens de production, etc.

Prenez la pudeur, par exemple : on en fait souvent une question de morale. Pas du tout ! C’est une question de frontière : jusqu’où mon corps est à moi, et à partir d’où il n’est plus à moi ? Cela dépend des civilisations : il en existe où les femmes se voilent le visage, et d’autres où elles montrent leurs fesses (vous voyez qu’il n’y a pas d’universaux, ici non plus). Même dans une société où l’usage pour les femmes est de se promener dans la tenue d’Eve, sachez bien que de vouloir leur faire porter un cache-sexe sera une véritable offense à leur pudeur. Pourquoi ? Tout simplement parce que porter ce cache-sexe sera vécu comme un moyen d’attirer les regards des hommes sur ce que nous Occidentaux appelions encore, il n’y a pas si longtemps, les « parties honteuses ». Autrement dit, ces femmes sentent tout simplement leur peau comme étant leur vêtement et les poils de leur pubis comme un pagne. Vous voyez l’arbitraire de la chose !  Et de même, s’agissant de la femme voilée. Vous savez peut-être que chez les peuples d’origine sémite, le visage livre beaucoup de la personne (plus encore que chez nous), mais de manière différente : tandis que le visage masculin tend au masque, c’est-à-dire à une sorte de pétrification où se lit une histoire entière, les traits du visage féminin tendent à conserver toujours une plasticité, une malléabilité et une instabilité telles qu’ils reflètent les émotions les plus fugitives. Dans ces conditions, vous comprenez que les femmes musulmanes, en public, gardent souvent les yeux baissés, se voilent plus volontiers la face que le nombril, et ressentent même comme un outrage à leur vie privée d’être photographiées à visage découvert. Que les hommes aient exploité cette pudeur féminine à des fins de domination n’explique rien : ils n’ont fait qu’exploiter ce qui était exploitable ! Voilà, en tout cas, ce que ne comprend plus une civilisation comme la nôtre où, la frontière culturelle entre le public et le privé tendant à s’estomper, la pudeur n’est plus perçue que comme le résultat d’une brimade infligée aux femmes par telle ou telle société, et dont il faudrait les « libérer ». Mais s’il est vrai que l’animal ne peut être impudique, et si c’est être civilisé, pour un être humain (mâle ou femelle), que de se donner un être social, notamment en marquant une  frontière (quelle qu’elle soit) entre le public et le privé, je me demande bien qui sont les barbares !

Mais la pudeur, sauf à se faire pruderie, n’a rien de pathologique, ce qui n’est pas le cas de ce que l’on appelle les « perversions » qui sont, proprement ces pathologies de culture propres à la personne (que j’appelle les pathologies de l’être), et qui se ramènent toujours à une effraction de la propriété, c’est-à-dire une effraction d’une frontière, non pas de nature, mais de culture. C’est le cas de l’exhibitionniste et du voyeuriste. Que cherchent-ils tous les deux ? L’effraction de la propriété : vous niez l’intimité de l’autre, et à ce moment-là, vous êtes voyeur ; ou bien, au contraire, vous niez votre intimité à vous, et, à ce moment-là, vous êtes exhibitionniste. Dans les deux cas il s’agit d’une impudicité, c’est-à-dire d’une effraction de la propriété du corps qui définit la pudeur. Autrement dit, ce que l’on appelle « perversion » suppose une acculturation de la sexualité. Même dans la mesure où il s’agit d’abolir la frontière (de pratiquer l’effraction de l’intimité), il est certain que cette effraction n’est possible qu’à l’être humain : l’animal, lui, se moque éperdument de regarder l’autre. Aucun intérêt ! Alors que, chez l’homme, c’est l’effraction, qui est pathologique : ce n’est pas le corps qui est en cause, mais la propriété du corps. Et c’est pour cela que beaucoup d’exhibitionnistes se sauvent s’il leur arrive de trouver le partenaire, car ce n’est pas cela qu’ils recherchent.

Voyez, encore, le donjuanisme. Qu’est-ce qui est en cause, dans le donjuanisme ? Ce que cherche surtout le Don Juan (quelle que soit sa « blessure primitive », comme disent les psys), c’est à séduire, c’est-à-dire, selon l’étymologie latine du mot, « amener » (ducere) « à l’écart » (le préfixe « se- ») toutes celles qui ne devraient pas s’y trouver parce qu’elles sont déjà « in manu », c’est-à-dire « en main », au sens juridique du terme. C’est parce que ces femmes sont « en main » qu’il les veut, quitte, éventuellement, à n’en point profiter. Il s’agit, bel et bien, ici encore,  d’une effraction de la propriété, ou, plus exactement, d’un cocufiage du propriétaire. Or, pourquoi le cocufiage ne figure-t-il dans aucun manuel de psychiatrie ? Et, d’ailleurs, pourquoi les femmes ne sont-elles jamais concernées dans l’affaire ? Vous voyez à quel point le système social dominant joue dans la nosographie. On dirait qu’il y a des maladies pour les hommes et des maladies pour les femmes ! Rappelez-vous l’hystérie : c’était bon pour les femmes. Mais je vous assure que j’ai rencontré des hommes complètement hystériques ! Et, par-dessus le marché, il n’y a pas de raison de parler du donjuanisme sans parler de l’échangisme. On en parle moins depuis l’apparition du SIDA, mais enfin cela a existé (c’est de tous les temps, à vrai dire). Or, qu’est-ce que l’échangisme ? C’est cette liberté des couples qui fait qu’un mari vous dit : « Allez, prends ma femme ! ». Eh bien, l’échangisme, c’est exactement l’inverse du donjuanisme : dans le donjuanisme, on pique, dans l’échangisme, on se fait piquer. Autrement dit, vous avez entre le donjuanisme et l’échangisme exactement le même rapport qu’entre le voyeurisme et l’exhibitionnisme. Il faudrait réfléchir sur tous ces concepts-là, concepts qui, bien entendu n’ont rien d’universel, mais prennent des aspects variés selon les sociétés et les conceptions qu’ont ces sociétés de la propriété.

Du coup, vous comprendrez le lien qui existe entre le vol et le viol. Il y a belle lurette que les psychiatres ont remarqué le lien des perversions et de la kleptomanie, mais sans pouvoir expliciter, de manière convaincante, la nature de ce lien, parce qu’ils ont mis de l’ « eros » là-dedans, alors qu’il s’agit tout simplement, dans le cas de la kleptomanie,  de prendre ce qui est à l’autre. Et vous comprenez que ce que l’on appelle  le « fétichisme » n’a rien à voir, non plus, avec l’ « eros » (ou la libido) contrairement à ce que dit Freud. En fait, si vous admettez, en tant qu’il se définit comme personne, l’être inclut ses biens : plus de problème ! Car ce n’est pas l’objet, ni ses qualités, qui sont en cause, mais, précisément, le fait que l’objet appartienne à quelqu’un d’autre : c’est l’appartenance qui fait le « fétichisme », autrement dit le lien avec la personne. Vous comprenez ce que valent tous les discours psychanalytiques ou autres sur le soi-disant fétichisme. Ce que l’on aime, dans l’autre, c’est l’ensemble de ce qu’il est. Mais à ce compte, il s’agit bien de fétichisme, encore, dans le sens le plus strict du terme, lorsque quelqu’un devient veuf et qu’il garde les vêtements de l’autre. Autrement dit, les vêtements du mort, la maison du mort comme l’autographe de la star, voilà du fétichisme, qui est, comme vous le voyez, une manière d’être avec l’autre. Est-ce pour autant une pathologie ? La question reste en suspens, car le fétichisme a été épouvantablement mal observé. Son étude est à revoir entièrement ! Mais aussi celle de l’avarice, de la pruderie, de la prodigalité, du viol, et ainsi de suite. Vous voyez que la recherche est parfaitement ouverte !

Mais il y a, maintenant, grâce à l’Anthropologie clinique de Jean Gagnepain, un moyen de suggérer une articulation nosographique de toutes ces pathologies de l’être, troubles dans l’étude desquels règne encore une belle pagaille ! Vous voyez, par exemple qu’il existe une parenté très étroite entre l’égoïsme et l’avarice (voire la pruderie), d’une part, et entre ce que l’on appelle couramment l’altruisme et la prodigalité, autrement dit entre ce que j’appellerai l’autocentrisme (ou « egocentration ») et l’hétérocentrisme (ou altérocentration). Pourquoi inventer une telle terminologie ? Tout simplement parce qu’il nous faut bien regrouper sous une même rubrique ce qui ressortit, dans notre langue, et à l’être, et à l’avoir pour pouvoir rendre compte, ensuite, des deux aspects des troubles que l’on baptise les perversions, autrement dit, qui sont les troubles du rapport à l’autre.

Et je terminerai en attirant toute votre attention sur un point primordial : il faut bien voir que tous les troubles que nous avons rapidement passés en revue ensemble ne concernent absolument pas la morale, dans la mesure où il ne s’agit pas, ici, de la libido et de son acculturation par la norme. Bien sûr, l’ « eros » peut s’investir dans notre être social (il est partout, si vous l’y mettez) mais il n’est pas définitoire de cet être social que nous nous conférons par l’acculturation de notre constitution d’être sexué. Il ne faut pas, avec Freud et tant d’autres, confondre notre sexualité avec le désir qu’elle peut inspirer, de même qu’il ne faut pas confondre votre estomac avec votre appétence pour la choucroute ou les sardines ! Il ne faut pas confondre  constitution et appétit, castration et autocastration, capacité de la personne et contrôle du désir. Or sexualité et désir restent encore confondus dans l’esprit de la plupart des gens.

C’est vraiment empoisonnant !

www.theorie-mediation.net

A propos de l'auteur

Disciple de Jean Gagnepain, Jean-Luc Lamotte a publié une Introduction à la Théorie de la Médiation aux éditions De Boeck (2001), et contribue, actuellement, à diffuser la pensée du Maître.


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